, Cambis navigue ici entre duplicité morale, quand il rend son rentier responsable de la mauvaise récolte, et franchise déconcertante, quand il reconnaît vouloir charger le prochain rentier de ce curage en effet nécessaire. Le scripteur se voit ainsi dans toute sa dualité : moral, compétent

. Mal, Nous avançons ici l'hypothèse selon laquelle l'écriture « à vif » ne permet pas seulement de réécrire l'histoire en restaurant la dignité de l'individu à ses propres yeux, mais aussi initie une véritable réflexion sur les fondements sociaux de l'estime de soi, dans une configuration textuelle qui doit assurer à un tiers-lecteur, les enfants tout particulièrement, la transmission d'un jugement moral, de normes et de règles. Cette réflexion porte avant tout sur le rapport à l'autre, au sens où l'humiliation, mise en jeu dans les marges fragiles de la régulation sociale, pose avant toute chose la question de mes droits et de mes devoirs envers cet « autre

. Id, , vol.19

L. Cf, «. Kaufmann, and . Faire, être collectif' : de la constitution à la maintenance, Raisons pratiques, vol.20, pp.331-372, 2010.

, Le sentiment d'humiliation, op. cit. ; cf. également Isabelle Luciani, « De l'écriture de soi comme pratique sociale : des histoires, objet d'Histoire, Sur la sauvegarde de « l'intégrité psychique » du sujet humilié, cf. Yves Déloye et Claudine Haroche (dir.)

. France and . Xvi-e--xxi-e-siècle, Le temps de l'Histoire, pp.13-39, 2012.

, Au sens des hypomnemâta analysés par Michel Foucault (Dits et écrits, t2, p.1237, 1976.

M. Bma, op. cit., fol. 31 v°, vol.3345

, Sur cette problématique, voir notamment Eugène Enriquez, art. cit, pp.35-36

, Mais ce qui importe, c'est le niveau de visibilité de sa réflexion sur ce qui s'est passé et peut encore arriver, par toute une série de jugements partageables avec d'autres (« hasard de plus grande folie », « Dois-je m'en reparer », « je tacheray », « tant pour le debvoir que pour les inconveniens »?), participant à la fois de l'action et, déjà, de la transmission d'un sens commun. Il s'ensuit un travail de réflexion sur ce que l'individu se doit à lui-même, dans un espace discursif distancié du seul regard social ou du seul amour-propre. Ce travail complexe induit par exemple la possibilité morale, comme avec ses rentiers, de mentir à son prochain ou encore de feindre avec un inférieur une amitié qui lui paraît dégradante : « Ledict jour 22 may 1618 je fis de belles paroles a M. Joseph Jacques [Goeffrin] sur ce qui estoit intervenu entre luy et moy en raillant toutefois [?] (ainsi en faut il user habillement entre gens different de qualités) et pour luy oster ceste opinion que j'en feusse son ennemy (aussi ne le suis-je point), pose à Cambis tout particulièrement lorsqu'il agit lui-même aux frontières de la bienséance sociale, mettant en danger ses biens mais aussi son honneur tantôt par trop de violence, tantôt par trop de familiarité envers des « inférieurs

, être pris pour un « ennemi » par son inférieur, attestant de la réalité ordinaire de la peur sociale, malgré la belle harmonie idéologiquement prêtée à la société d'Ordre ; dans les liens quotidiens d'homme à homme, Cambis traite l'autre -pour éviter qu'il devienne son ennemi -avec déférence, par de « belles paroles », mais il court alors le risque d'être humilié par l'amitié d'un inférieur. La réflexion complexe de Cambis montre bien qu'étudier l'humiliation n'est pas seulement étudier les conditions de production de l'acte d'humiliation, tel qu'il apparaît dans des scènes d'humiliation concrète. C'est aussi étudier les conditions de possibilité de l'humiliation, comme les extériorise ici le père pour ses enfants, contraint de visibiliser les a priori historiques d'une société, la peur sociale et son corrélat, la figure de l'inférieur comme ennemi social. Pour autant, l'intériorisation de la norme n'exclut pas au quotidien l'attraction spontanée de l'autre comme alter ego. La volonté d'écriture systématique vise en effet explicitement

M. Bma, , vol.3345, pp.29-30

M. Bma, op. cit., fol, vol.3345, pp.105-106

. Comme-boussole-interne-de-sa-propre-estime.-c'est-ce and . Qu, il met en avant dans la cinquième déclaration de ses « voeux d'écriture », en octobre 1617 : « Le vingt sixiesme octobre a huict heures du matin [?] je suivrai tant que je pourray a tout moment dans ce p[rese]nt libvre tout ce que je recepvray

, Le tout est qu'a chaque chose qui se p[rese]ntera, je pense a la p[rese]nte resolution qui seule me servira de guide, et que je m'i opiniastre eternellement 44 . » Le travail de l'écriture en acte atteste chez Cambis de l'attraction contradictoire de deux systèmes de légitimation de soi, par l'artifice social ou par l'humanité commune. C'est ici que l'enquête prospective touche à ses limites, et qu'il convient de chercher, dans les vingt années d'écriture de Cambis à la fin de sa vie

, Dans nos sociétés contemporaines, le thème de l'humiliation ou de l'offense est abordé, depuis les travaux d'Axel Honneth, sous l'angle de la lutte pour la reconnaissance. Ce philosophe considère qu'il existe une asymétrie catégoriale entre l'acte d'humiliation aux yeux du public, qui renvoie dans sa désignation courante à des faits objectifs très divers

, Il ne s'agit pas de s'en tenir à « l'humiliation sociale » (Honneth) unilatéralement rapportée à une identité collective objective. C'est de l'identité au sens subjectif, donc tout à la fois subjective et objective, dont il est question ici. Lorsque le sujet s'interroge en personne sur son identité, en regard de l'humiliation subie, il est alors tout autant face à soi que face aux autres. Si Pastoret fait de lui un autoportrait négatif, et ne répare en aucun cas l'image sociale qu'il a donnée de lui, il n'en reste pas moins que sa révolte constante contre la privation de ses « possibles » (son temps, sa jeunesse?), associée au désir de transmettre à son fils les leçons de sa vie, véritable moteur de l'écriture, rétablit brutalement le bilan déficitaire de son existence et atteste en dépit de tout de sa valeur. Surtout, la dimension cognitive de l'écriture, à l'oeuvre dans la restitution quotidienne du scripteur, permet de rendre compte de cette intériorité mentale qui atteste, Au vu des cas étudiés dans le présent travail, il n'est pas dit que ce modèle philosophique, sous-jacent à une vision objective et historiciste de la lutte de classes, soit opératoire pour la période moderne

A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p.162, 1992.

, la volonté comme le moyen d'y accéder, et le jugement comme l'effet universel de la possible réalisation de la liberté de soi et des autres produit par la communication directe, donc sans passer par la loi, avec son public. Ainsi Kant précise, dans la Critique de la faculté de juger, p.189, 1982.

V. Descombe, Les embarras de l'identité, p.96, 2013.

, Un tel travail du scripteur, oeuvrant tant sur des formes objectives que subjectives de l'humiliation, ne vas pas sans la complexité du rapport aux valeurs que le père lègue à ses enfants. Mécontent d'une récolte, Cambis, on l'a vu, incrimine la compétence de son fermier, en fait prétexte pour ne pas renouveler son contrat, et prévoit explicitement de faire payer par son prochain fermier le curage des fossés, tout en écrivant que c'est précisément cet état des fossés qui fait de Cambis, aux dires de son fermier, le responsable des mauvaises cultures. Faut-il voir simplement dans ce récit ouvertement contradictoire une forme de cynisme ? Ne faut-il pas plutôt y voir le conflit encore irrésolu entre l'affirmation sociale de son bon droit (« je tiens que c'est pour la mauvaise culture ») à bon escient -confier au nouveau rentier les frais d'amélioration de sa terre -et l'écho persistant de sa responsabilité morale, tant dans la tournure de dépit dont il use si souvent (« Voilà une miserable culhete pour moy? ») que dans la manière dont son rentier l'a démasqué (« le rentier dict que c'est à faute que les fosses